New York.

 

Une sueur glacée perlait sur son front. Miles Taylor luttait contre une envie de vomir, mais il ne pouvait détacher son regard de l’horreur affichée sur l’écran de son ordinateur.

Yasmine.

Elle avait les yeux grands ouverts, mais vides, comme des yeux de poupée, qui ne voyaient rien ; le sang gouttait au coin de sa bouche, rien qu’un peu de sang, vraiment, ce n’était pas si terrible. Rien à voir avec le sang qu’il y avait plus bas, là où le… la chose – qu’est-ce que c’était ? Un pieu ? Un poteau de palissade ? – lui transperçait la poitrine. Il y avait tellement de sang, à cet endroit… Comme si son cœur avait explosé.

Son doigt plana au-dessus de la touche « supprimer ». Il aurait voulu faire disparaître la photo, mais il avait aussi peur de le faire. Comme si effacer cette dernière image d’elle, si terrible fût-elle, allait définitivement effacer aussi son existence de son esprit.

De son cœur.

Oh, Seigneur…

Il serra le poing et le pressa contre sa poitrine. Ça faisait mal, vraiment, physiquement mal. Comme si son cœur se brisait pour de bon. Explosait, volait en éclats comme celui de Yaz, et il baissa les yeux, s’attendant presque à voir son propre sang gicler et former une mare sur ses cuisses.

Il ferma désespérément les yeux, appuya son poing plus fort contre sa poitrine. Un gémissement aigu lui emplit les oreilles, comme la ligne plate d’un moniteur d’hôpital. Et ça continua, encore et encore, une longue ligne rouge sang qui courait jusqu’à l’infini.

 

Il frissonna, cligna des yeux, conscient que du temps avait passé, mais il aurait été bien incapable de dire combien de secondes ? D’heures ? De siècles ?

Il vit que son ordinateur s’était mis en veille. L’écran était vide, maintenant, la photo que le fils O’Malley lui avait envoyée avait disparu. Disparue, disparue, disparue. Yasmine avait disparu. Comme si, pendant qu’il rêvait éveillé, elle avait simplement, silencieusement, quitté la pièce.

Il resta assis dans son fauteuil de cuir derrière l’énorme bureau d’acajou de sa bibliothèque. Il n’entendait pas un bruit. Tout était tellement silencieux qu’il avait le sentiment on ne peut plus étrange que, s’il ouvrait la porte de son bureau, il découvrirait que le reste de l’immeuble s’était volatilisé et il contemplerait un abîme. En même temps, le silence avait un poids, une texture. Il pesait sur sa peau, comme des paumes humides et chaudes.

Elle est morte. Mon amour est morte.

— C’est bon, Yaz, dit-il tout haut à la pièce vide. Tu as raison. Je ne me laisserai pas abattre. Je vais surmonter ça. Je vais…

Tu vas faire quoi, Miles, espèce d’imbécile ? Faire quoi ? Ce qu’il voulait, c’était la ramener. Il voulait qu’elle revienne. S’il avait voulu une villa sur le lac de Côme, une Maserati GranTurismo S, un Van Gogh, il n’aurait eu qu’à décrocher le téléphone pour se les payer dans la minute, mais il avait déjà tout ça, et plus encore. Alors d’accord, il allait viser plus haut – de l’énorme, du catastrophique. Et s’il lançait une OPA sur les plus grandes institutions bancaires du monde afin de provoquer l’effondrement de l’économie mondiale ? Il avait le pouvoir et la fortune nécessaires pour ça, s’il le voulait vraiment. Quoi que son cœur désire, quelque caprice qu’il veuille satisfaire, il pouvait tout faire, tout obtenir.

Mais il ne pouvait pas la ramener.

Bon dieu ! Miles, quel cliché pathétique, larmoyant ! Ressaisis-toi !

Il enserra les bras du fauteuil pour se lever pesamment. Il resta un moment debout, chancelant, la tête vide, en proie à un vertige nauséeux. Cet étrange gémissement aigu retentissait à nouveau à ses oreilles.

Il sursauta, secoua la tête. Il s’apprêtait à faire quelque chose, mais quoi donc ? Ça lui était venu à l’esprit juste avant d’ouvrir le mail envoyé de l’iPhone de Yaz et que cette monstrueuse photo emplisse l’écran de son ordinateur. Quelque chose…

Vous êtes baisé, Taylor. Vous pouvez compter vos abattis.

Le film, évidemment. Ce putain de film. Le fils O’Malley et la petite-fille de la vieille femme, Zoé Dmitroff – ils avaient le film. Ils devaient l’avoir, parce que c’était la seule chose au monde qui avait le pouvoir de provoquer sa chute.

D’accord. Donc, ils ont le film. Et alors ? Que vont-ils en faire ?

Quelle question idiote ! Ils allaient le donner à ces putains de médias, évidemment ; le gouvernement avait toutes les raisons d’enterrer ce rouleau de pellicule, mais si le gamin de Mike O’Malley était assez futé pour faire main basse dessus avant tout le monde, il avait assez de jugeote pour avoir compris ça. Et les médias… Pour eux, ce serait une histoire homérique, l’histoire du millénaire, et ça embraserait le monde comme une bombe à hydrogène d’une mégatonne.

La panique s’empara de Miles avec une telle violence qu’elle l’ébranla. Il se plia en deux et farfouilla dans le fatras de son bureau à la recherche de la télécommande de la télé. Il la braqua vers le tableau au-dessus de la cheminée – pas un Van Gogh, un Jackson Pollock –, et le tableau s’escamota, ainsi qu’une partie du mur lambrissé, révélant un grand écran digital.

Le gémissement retentissait maintenant si fort à ses oreilles qu’il n’arrivait pas à réfléchir, et une douleur terrible lui poignardait la tête, juste entre les yeux, brouillant sa vision. Il respirait mal, d’un souffle rauque. Il fit défiler les chaînes d’information en continu. Mais elles ne parlaient que de la jolie étudiante blonde qui avait disparu de l’université du Wisconsin, deux jours auparavant. Rien sur l’assassinat de Kennedy.

Il laissa la télé allumée mais coupa le son. Bon, tant mieux. Ça voulait dire qu’il avait encore un peu de temps devant lui. Même si le fils O’Malley avait déjà refilé le film aux médias, il faudrait bien qu’ils vérifient l’information, non ? Ils s’assureraient que ce n’était pas un bobard avant de le diffuser. Ça lui laissait un peu de temps.

Il se frotta machinalement le front, comme si cela pouvait apaiser la douleur atroce qui lui taraudait le crâne ; le gémissement avait cessé, Dieu soit loué. Et son esprit n’était plus embrumé désormais, comme s’il avait respiré de l’oxygène pur, clair, froid et aussi tranchant que la glace.

La seule vraie preuve de son implication dans la mort de Kennedy se trouvait à la fin du film, quand la caméra zoomait sur lui, au moment où il prenait le fusil des mains de Mike O’Malley. Mais c’était le visage de celui qu’il était il y avait près d’un demi-siècle, et qui pouvait dire dans quel état était le film, après tout ce temps ? S’il devait un jour y avoir un procès, il soudoierait certainement toute une armée d’experts prêts à témoigner que ce n’était pas lui qui avait pris le fusil des mains de l’assassin.

« Qui tu vas croire, hein ? Toi, ou ton regard menteur ? » demanda-t-il à l’homme tronc aux yeux vides qui parlait maintenant à la télé, mais il avait du mal à articuler.

Qu’ils aillent se faire foutre – il n’avait pas besoin d’eux ou de leur merdier. Il était à la tête d’une telle fortune qu’il lui en resterait encore assez pour vivre comme un roi jusqu’à la fin de ses jours, même s’il en réduisait la majeure partie en une pluie de confettis sous laquelle il paraderait tout le long de la Cinquième Avenue. Il pourrait se payer une île tropicale et passer le restant de son existence dans un paradis terrestre plein de soleil et de jolies filles en string, et puis, juste parce qu’il en avait les moyens, parce que ça apaiserait la colère noire qu’il avait dans le cœur, il embaucherait le plus venimeux des tueurs qu’il pourrait trouver et il le lancerait aux trousses du fils O’Malley et de la petite-fille de la vieille clocharde. Zoé Dmitroff.

Bon Dieu, ce qu’il voulait leur mort ! Il voulait qu’ils meurent comme Yasmine était morte, et il dirait à son exécuteur de les faire crever lentement, longuement, dans des souffrances atroces ; il lui demanderait de lui en faire une vidéo aussi, oui, c’est ça, et toutes les nuits, avant d’aller se coucher, il se la repasserait en boucle, il les regarderait agoniser encore et encore, il penserait à Yasmine et il sourirait…

Tout à coup, il eut l’impression qu’un étau géant lui emprisonnait la tête et serrait, serrait, de plus en plus fort. Il essaya de tendre la main pour se retenir, mais il n’arriva pas à lever le bras. Il tenta de faire un pas, trébucha, heurta rudement son bureau, fit dégringoler quelque chose. Il entendit le choc sourd de l’objet atterrissant sur l’épaisse moquette, mais il ne le vit pas. C’était comme si un voile de gaze blanche lui couvrait les yeux. Il aurait voulu le chasser de la main, mais il ne pouvait pas bouger le bras.

Ses jambes cédèrent sous son poids, il bascula en avant et se cogna la tête sur le coin de son bureau en tombant par terre. Il essaya de se relever, en vain. Il était plaqué au sol par un énorme rocher. Et la douleur était tellement intense, atroce, qu’il avait l’impression qu’on lui ouvrait le crâne avec un couteau. John Kennedy avait-il éprouvé une douleur pareille quand la balle lui avait explosé la tête ?

Miles battit des paupières, et la gaze blanche tomba de ses yeux. L’espace d’un instant, il crut voir son fils, debout près de la cheminée, mais cette fois il n’y avait pas de haine dans le regard de Jonathan. Le garçon avait les yeux pleins de larmes, et Miles voulait lui dire d’arrêter de pleurer comme un veau, d’être un homme, mais il n’arrivait pas à faire marcher sa langue. Rien ne marchait plus, rien du tout. Même son cœur lui faisait l’impression d’avoir éclaté dans sa poitrine. Quel gag, non, vraiment ?

Puis tout à coup son fils fut parti, et Miles sentit un trou béant à l’endroit où se trouvait son cœur, un abîme profond, avide, qui l’aspirait. Je veux, pensa-t-il. Je veux, je veux, je veux qu’elle revienne, je veux que tout revienne, tous les jours, tous les moments d’amour et de joie, de tristesse et d’angoisse – je veux que tout redevienne comme avant.

Le Secret des Glaces
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